Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
Mon prochain est ce que je considère comme un autre moi, et pour que je puisse l’aimer et être bienveillant envers lui, il n’est pas forcément indispensable que je connaisse en détail son parcours antérieur. Et pourtant, si tension existe, cette tension vers l’autre renferme toujours une certaine admiration ou une reconnaissance que j’ai pu retenir à travers un contact assez prolongé avec lui. De manière inconsciente, je crois le connaître, je m’ouvre à lui et recherche en retour une empathie de sa part : cette approche ne place mon prochain ni comme un autre corps dans le monde, ni comme un individu membre d’une société. Avant même que je me réfère à moi pour pouvoir classifier mon prochain, comme moi d’ailleurs, dans le genre humain, je pourrais dire tout simplement que c’est un autre qui me ressemble. Mais cette présence cache un niveau de difficulté plus profond, que représente la conscience d’une différence entre moi et cet autre, et pourtant c’est une différence que je ne peux nommer, ce qui me permet de le classifier comme un étranger. Il s’agit d’une différence, non seulement dans le sens où mon corps et celui de mon prochain sont distincts dans le contexte spatial, mais surtout parce que ma conscience ne peut saisir la conscience d’autrui. Que puis-je dire de l’existence d’autrui s’il m’est toujours étranger ? Ai-je le droit de poser autrui comme étranger alors qu’irréductiblement je ne le connais même pas ? Il est essentiel de savoir dans un premier temps comment autrui se présente à moi, dans toutes les facettes de sa personne et en tant que corps en interaction avec le monde ; par la suite, ma conscience qui saisit autrui dans son intériorité rencontre un obstacle majeur, du fait que je ne puis appréhender autrui comme un objet. Pour terminer, l’intersubjectivité que j’expérimente avec autrui m’ouvre vers son unicité, ce qui se résume aux données fournies par ma conscience de soi.
Partie I – L’existence d’autrui est un donné authentique qui s’offre à moi
Dans une situation donnée, je perçois autrui à travers son rapport au monde, sous un cadre spatio-temporel où se déroule son existence, ce qui m’indique en quelque sorte les tenants et aboutissants de ses intentions. Là où il se trouve, je pourrais en déduire qu’il habite dans les alentours, qu’il travaille non loin de ce quartier ou encore qu’il a des connaissances qu’il vient rendre visite. Par conséquence, son existence concrète m’imprègne, tel que Merleau-Ponty l’explique dans la Phénoménologie de la perception : « L’existence est le mouvement permanent par lequel l’homme reprend à son compte et assume une certaine situation ». Tout ce qu’autrui me donne à saisir n’est pas de l’ordre des connaissances objectives, et pourtant son existence et sa présence sont tout aussi concrètes. Autrui serait-il alors considéré comme un résidu de données empiriques ? Nous répondrons par la négative, car le corps, qui est le signe de son existence à travers l’espace et le temps, n’est pas une version semblable d’autres corps que j’ai rencontrés auparavant. Le corps d’autrui m’interpelle dans son unicité, son visage, sa voix, la couleur de sa peau ou encore sa démarche qui sont tout autant différents, et pourtant tout en lui m’est familier, car autrui est cet autre moi. Et son corps n’est pas non plus inerte, mais il est animé par l’esprit ou le pneuma lui donnant une manière de se projeter extérieurement vers ce qui l’entoure, une façon d’exprimer son rapport au monde. Les affections qu’autrui ressent transparaissent dans son comportement vis-à-vis de moi : il me salue, il me prête une oreille distraite. « Tout ce que dans nos pensées, dans nos projets, dans nos résolutions est marqué d’un degré quelconque d’amour, de haine, de joie ou de tristesse », disait Alain dans ses Définitions. Et pourtant, il est là et me fait comprendre que j’existe pour lui. A travers ce spectacle, je ne suis pas étranger à autrui et réciproquement, je m’adresse à lui de manière sympathique et bienveillante.
En un mot, autrui ne m’est pas indifférent dans le sens où sa présence marque mon existence et me fait comprendre l’essence de son existence. Pourra-t-on donc en déduire que je connaisse vraiment autrui, si sa présence ne m’est point étrangère ?
Partie II – Autrui ne peut être connu ni objectivement ni subjectivement
Si la question semble être close, du fait que moi et autrui sommes entraînés dans un même élan vers une reconnaissance et attirance mutuelle, des interrogations d’ordre épistémologiques persistent. Le Moi, qui est à la fois sujet connaissant et naissant mais également conscience de soi, s’oriente vers quelque chose pour être « conscience de quelque chose ». Et ce quelque chose est ici autrui, un autre moi, une autre conscience que je saisis à travers la mienne. Ainsi compris à travers les écrits de Hegel, « Le Moi est le penser comme sujet », cela implique que je suis donc face à autrui en tant que sujet et je suis invité à le connaitre. Dans quelle mesure puis-je affirmer que je connais véritablement autrui ? Les moyens qui me sont offerts demeurent pourtant limités, à savoir la raison et les sens, qui sont adaptés pour appréhender le monde physique, et non autrui dans sa subjectivité. En effet, la conscience d’autrui est un monde fermé et inaccessible par ma conscience : un mystère pour la raison humaine et qu’en réalité aucune conscience individuelle ne peut être réduite à une conscience collective qui seraient ainsi parfaitement les mêmes. La subjectivité de la conscience, qui est « la conscience de conscience » disait Sartre dans l’Etre et le Néant, pose la conscience comme objet. Cependant, il est impossible pour la raison de saisir cette subjectivité, parce que la conscience d’autrui n’est pas soumise à des lois observables à travers la répétition. Donc, ni la raison, ni la conscience de soi, ne peuvent se prévaloir comme capables de fournir une connaissance claire et distincte sur ce qu’est la subjectivité d’autrui. Ainsi, si je dis qu’autrui est un autre sujet, rien ne me garantit la vérité de cette affirmation, et tant qu’il subsiste un doute au niveau de mon discours sur autrui, moi et autrui sont encore étrangers l’un l’autre. Certes, l’expérience perceptive vis-à-vis d’autrui, à travers ce qu’il m’offre à voir par son corps, peut être appréhendée dans de l’ordre du vécu. Pourtant, il existe une distance qui est épistémologique, parce qu’autrui n’est pas un objet à connaitre, et ontologique parce que l’être d’autrui est un pur sujet.
Ceci étant, je ne peux connaitre mon prochain dans son altérité, qu’il échappe à toute forme de conceptualisation et ne peut être réduite comme un objectif donné. Dans quel sens pourrai-je affirmer qu’autrui m’est toujours étranger ?
Partie III – L’étrangeté d’autrui se dévoile à travers l’intersubjectivité
Les recommandations de la philosophie de se connaître soi–même invitent à une tâche assez abstraite, à tel point que le sujet pourrait devenir étranger à lui-même à travers cette redécouverte de soi. Quant à la découverte d’autrui, il s’agit d’une démarche qui paraît simple à première vue, car cet autre est immédiatement qualifié dans la catégorie d’homme. Selon cette catégorisation dans l’universalité du concept d’homme, nous pouvons insérer toute sorte de contenu qui sont, tout compte fait, des ressemblances que j’avais recueillies à partir d’autres hommes. Par conséquent, l’altérité ne se trouve pas dans l’universalité. Le texte sur le morceau de cire de Descartes illustre même cette incapacité de l’esprit à penser le particulier, ce qui est ici assimilable à l’originalité d’autrui. Que m’est-il alors permis de dire sur mon prochain ? En effet, au-delà des rencontres avec son corps qui me prouve son existence, la conscience d’autrui se dévoile à travers l’intersubjectivité. Husserl explique que l’intersubjectivité commence par ma conscience de soi, selon la Cinquième méditation des Méditations cartésiennes : « J’ai en moi, dans le cadre de ma vie de conscience pure transcendantalement réduite, l’expérience du « monde » et des « autres » ». Ainsi, loin de fournir une déduction par l’analogique entre la conscience de soi et celle de l’autre, il s’agit plutôt d’ « un monde étranger à moi, existant pour chacun, accessible à chacun dans ses objets », pour emprunter les termes de Husserl. En d’autres termes, autrui possède un autre monde qui est celui de sa conscience, mais que je ne puisse décrire. Cette différence entre moi et autrui est insurmontable, là commence la véritable scission entre soi et ce qui est étranger à soi. Et c’est parce que chacun appartient à son propre moi qu’il peut avoir lieu la possibilité d’une intersubjectivité. « L’efficacité spirituelle de deux consciences simultanées, réunies dans la conscience de leur rencontre, échappe soudain à la causalité visqueuse et continue des choses ». Ce passage de la préface du Je-Tu de Bachelard montre la proximité de deux consciences jamais parvenue à l’identité.
Conclusion
Pour conclure, connaître autrui présuppose une distanciation pour mieux se rapprocher, du fait que je voudrais saisir le moi d’autrui à travers mon intériorité. La connaissance de l’autre n’est-elle pas en réalité due à la méconnaissance de soi ? Mais je reconnais toutefois que les tentatives pour connaître mon prochain renforcent l’idée selon laquelle je n’ai pas de repère pour situer ma relation avec lui. Autrui existe, et son existence se fait signe à travers sa corporéité. S’il y a une certaine connexion entre moi et l’autre, c’est à travers l’intersubjectivité qui n’annule en rien la distance permanente. L’intersubjectivité me fait comprendre que moi et autrui sont étrangers l’un l’autre. Autrui m’est toujours étranger parce que je le découvre à chaque fois que je le rencontre, il s’agit ici d’une affirmation purement et simplement métaphysique. Dans son sens concret, la distanciation peut signifier se détourner et rejeter la particularité d’autrui. Est-il acceptable de perpétuer la non-reconnaissance vis-à-vis d’autrui au nom de la différence ?