Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
L’existence d’une œuvre d’art n’est pas du même ordre qu’un objet quelconque, car elle interpelle la conscience sur une réalité, et cultive également la sensibilité de la plèbe face à la beauté. Cependant, l’artiste reçoit des louanges et du blâme à travers le jugement attribué à ses œuvres, ce qui signifie qu’il ne peut pas se prononcer personnellement sur la qualité de son travail. Mais aussi, l’artiste n’aurait pas une raison d’être s’il devait tout simplement se conformer à ce que lui dicte le grand nombre. Et pourtant, le sens donné à une œuvre d’art, si notre esprit n’est pas suffisamment éclairé par des notions d’esthétique ou de culture générale, pourrait dévier du sens original inculqué par son concepteur. Dans ses Études d’histoire et de philosophie des sciences, Georges Canguilhem écrit : « En fait, l’erreur humaine ne fait probablement qu’un avec l’errance. L’homme se trompe parce qu’il ne sait où se mettre. L’homme se trompe quand il ne se place pas à l’endroit adéquat pour recueillir une certaine information qu’il recherche ». Si la beauté d’une œuvre d’art se dévoile à nos sens comme une évidence et touche immédiatement notre esprit, l’idée évoquée ne l’est pas toujours. L’interprétation émise par un expert en art est-elle la seule valable face aux opinions fournies par la masse ? Cette problématique sera étayée à travers trois paragraphes : premièrement, il est nécessaire d’avoir des connaissances de base pour comprendre une œuvre d’art ; deuxièmement, la notion d’esthétique est quelque chose d’innée dans l’esprit humain ; et troisièmement, l’explication d’une œuvre d’art sert à montrer la richesse de sens qu’elle contient.
I) L’art est une discipline à part entière
Parmi les activités que l’homme a jugées nécessaires de créer, il y a la science, la technique, la religion mais aussi l’art. Les uns le considèrent comme étant un artifice, tandis que les autres voient dans cette discipline très particulière une source de revenu permanent, un pansement contre les blessures sentimentales et psychologiques ou bien une raison pour rester encore en vie avec le sentiment d’exister. Cependant, tout le monde ne peut pas se prononcer comme étant un artiste, puisque chacun ne s’y investit pas avec le même degré d’intensité. Cela dit, pour devenir un artiste, il est exigé, non seulement d’admirer les œuvres d’un maître, mais aussi de refaire son parcours et revivre ses échecs. Ce passage des Leçons sur la philosophie de l’Histoire de Hegel est également valable dans le domaine de l’art : « La passion est regardée comme une chose qui n’est pas bonne, qui est plus ou moins mauvaise ; l’homme ne doit pas avoir de passions ». Mais à y voir de plus près, les artistes ne perdraient pas leur temps à s’atteler à leur ouvrage, pour recevoir ensuite des moqueries et des blâmes, s’ils n’étaient pas avant tout passionnés par ce qu’ils font. On ne peut même pas discuter de salaire pour ces artistes, puisque les plus grands maîtres n’acquièrent le plus souvent de notoriété que bien des années après leur disparition. A ce parcours difficile s’ajoute la nécessité de maîtriser la technique, ce qui ne s’arrête pas seulement sur les bases de l’apprentissage. Comme disait Nietzsche dans Humain, trop humain : « Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie ». Cela signifie que le domaine de l’art regroupe des individus uniques en leur genre, et que leurs œuvres ne peuvent être reproduites sans qu’elles ne perdent leur valeur sentimentale, esthétique et monétaire. Pour comprendre cet univers et poser ces éléments en leur juste valeur, il est donc nécessaire de s’imprégner de ces notions et de côtoyer des spécialistes dans ce domaine. Pour ceux qui se placent en dehors de ce cercle, ils l’interprèteront à tort, comme s’il s’agissait seulement d’un moyen élégant pour détourner le regard de la véritable réalité. Jules Lagneau disait d’ailleurs dans ses Célèbres leçons et fragments : « Apercevoir n’est en effet autre chose qu’être en présence d’un objet et en subir la vision. Si au contraire il y a dans l’acte de juger quelque chose de plus qu’apercevoir, l’acte de l’entendement devient proprement actif ».
L’art n’est pas une activité anodine que tout un chacun pourrait exercer sans difficulté : seuls des hommes et de femmes de génie peuvent inscrire leur nom à l’intérieur de ce cercle restreint. Et pourtant, le regard que portent les individus particuliers sur les œuvres d’art n’est pas totalement dépourvu de sens.
II) L’esprit humain discerne naturellement le beau
A moins qu’il ne s’agisse d’un individu ayant coupé totalement commerce avec le monde des hommes, il est tout à fait évident qu’il sache distinguer la beauté de la laideur. Avant d’être une notion de réflexion pour la philosophie, le Beau s’impose dans le psychisme de l’homme, de manière telle qu’il oriente ses choix et devient même un idéal que la société fait miroiter à ses membres. Une forme harmonieuse qui agrémente les sens, auquel peut s’ajouter parfois un avantage de confort, c’est ainsi que les hommes du commun comprennent la beauté. Il peut s’agir d’un objet de la nature, un produit de l’artisanat ou encore un chef d’œuvre unique en son genre. La question qui se pose est alors ce qui vient en premier : l’idée du Beau ou son expression dans la matière. Pour y répondre, empruntons cet extrait de la Lettre à Mersenne écrite par Descartes : « En effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s’en servir, mais on n’en aurait point pour apprendre ce que c’est que la vérité, si on ne la connaissait de nature ». Tout un chacun peut fournir une définition claire à propos du Beau et l’appuyer par plusieurs exemples. Cependant, la saisie de la beauté s’accompagne nécessairement d’une sensibilité qui précède les essais de définition. Mais face aux objets sensibles, nous pouvons très bien les apercevoir à travers les catégories offertes par nos organes : le jugement esthétique est alors une étape indépendante et voulue après la perception. Autrement dit, voir du rouge ou du bleu ne signifie pas nécessairement ressentir du plaisir ou de la répulsion, et décrire les formes géométriques sur une maison n’est pas du même rang que de donner un jugement esthétique. Bergson disait d’ailleurs dans Matière et mémoire : « Et ce n’est pas seulement une différence de degré qui sépare la perception de l’affection, mais une différence de nature ». Il nous est donc possible de désigner la beauté d’un objet parce qu’il existe une faculté de notre entendement qui souligne cette catégorie, c’est-à-dire selon la disposition naturelle de notre raison. Par conséquent, une personne raisonnable est capable de discerner le beau, tel que les objets du monde physique se présentent à ses sens. Bien évidemment, il y a toujours des différences entre les jugements, ce qui s’explique par le goût de chacun, mais le défaut de goût qui est d’ailleurs très répandu ne signifie pas une incapacité à juger. Se pencher pour les œuvres d’un artiste moins illustre au détriment de celles d’un autre qui est fortement réputé n’est donc pas une faute de goût. Ceci est appuyé par cet extrait du livre Eléments de philosophie écrit par Alain : « Une preuve ou une objection n’ont pas même assez de mon consentement ; il faut que je leur donne vie et armes ».
Comme toutes les autres catégories de l’entendement, le Beau est une notion qui gouverne notre jugement et oriente également nos choix dans l’action. Cependant, l’explication d’une œuvre d’art, cette dernière étant la représentation ultime du Beau, ne se limite pas à l’esthétique, mais devrait atteindre l’idée cachée derrière la forme.
II) La beauté constitue à la fois l’essence et la forme de l’œuvre
Dans chaque discipline considérée, les artistes s’expriment à travers des formes les plus diverses, mais qui sont toutes englobées dans l’empire du Beau. Les observateurs trouvent alors une œuvre plus attrayante ou plus expressive que les autres, sans pour autant dire qu’ils en ont véritablement compris le sens. Rappelons qu’un art est un langage à part entière, qu’il faudrait non seulement lire, écouter ou apprécier, mais surtout comprendre. Or, ce processus ne peut s’effectuer qu’avec la considération de ce qui apparaît, et l’art se reconnaît d’ailleurs par son apparence. Autrement dit, il importe de déchiffrer les différents signes qui constituent l’œuvre, ce qui requiert des informations supplémentaires sur les conditions de sa création. Référons-nous alors à cette définition proposée par Jean Paul Sartre tirée de L’Être et le Néant : « L’essence de l’apparence est un « paraître » qui ne s’oppose plus à l’être, mais qui en est la mesure, au contraire l’apparence ne cache pas l’essence, elle la révèle : elle est l’essence ». La signification d’une œuvre ne se manifeste donc pas au grand jour : il faudrait se référer au contexte chronologique dans lequel il a été réalisé, ou au vécu personnel de l’artiste afin de discerner l’idée du fond. Déceler la beauté d’œuvre est donc une première étape, la suite consiste à déterminer en quoi tient cette beauté à travers l’idée qu’elle véhicule. Les formes et les couleurs procurent des impressions immédiates qui déclenchent le jugement, toutefois elles ne sont pas de simples données sensibles : ce sont des signes qui constituent une idée. Autrement dit, expliquer une œuvre d’art signifie en donner le sens, c’est-à-dire le sens de cette beauté particulière. Ce passage de l’ouvrage Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer fait précisément référence à l’art : « Son origine unique est la connaissance de ces Idées ; son unique but, la communication de cette connaissance ». Les experts en art refusent à une création le titre d’art lorsqu’ils constatent que celle-ci n’a pas de sens, ou bien qu’elle n’est pas belle. Mais leur tâche consiste surtout à dévoiler ce sens qui contribue essentiellement à sa beauté, comme la matière qui s’unit avec la forme. Ainsi, l’explication d’une œuvre ne se limite plus à l’intuition qui déclenche le sentiment esthétique, c’est plutôt une interprétation de ce que l’art nous donne à voir. Il est donc fort utile d’expliquer une œuvre d’art, car il renferme une manifestation moins évidente de ce que nous comprenons comme beauté. C’est pourquoi Kant souligne dans son ouvrage Critique de la Raison pure : « Une intuition se rapporte immédiatement à l’objet et est singulière ; le concept s’y rapporte médiatement, au moyen d’un signe qui peut être commun à plusieurs choses ».
Conclusion
Un individu quelconque se distingue d’un artiste renommé par plusieurs attributs, mais pour ceux qui veulent devenir artiste, il n’y pas de formule magique qui réussit à tous les coups. Seuls les plus grands génies sont capables d’inventer des styles spectaculaires qui marqueront les esprits pendant des siècles à venir, et cet exploit s’aiguise au fur et à mesure que l’artiste pratique son art en usant tout d’abord de son corps, et qu’il prolonge par son outil. Par ailleurs, nous disons d’une chose qu’elle est belle après que nous avons mis nos goûts en avant, c’est-à-dire que nous avons concrétisé l’idée du Beau qui est en nous. Cela dit, blâmer les autres pour leur goût n’est pas légitime, car cela entraîne à penser que l’esthétique devrait suivre une norme. Cependant, il ne suffit pas que l’art apparaisse pour qu’il soit compris ; son essence n’est pas loin, certes, mais n’est pas évidente pour autant. Le jugement d’un homme ordinaire se limite dans ce qui se présente dans la forme extérieure de l’œuvre, ce qui est tout à fait à sa portée. Pourtant, celui fourni par un expert est plus profond, et donne des détails qui appuient son argumentation, comme le choix de telle forme ou telle couleur pour représenter telle réalité précise. L’universalité de la beauté signifie-t-elle une universalité du jugement ?